Jan joue des coudes et se glisse dans la foule aussi discrètement que possible. Ses proches ne le reconnaîtraient pas. On ne lui connait pas ce grand sourire sincère, ces éclats de rire sans raison. L'alcool moldu ne lui a pas monté à la tête, encore qu'il ait essayé de goûter le plus de boissons possible. Qui sait quand il reviendra ici ? Ce sont les mélodies et tous ces danseurs qui lui font tourner la tête. La perspective que son paternel ou un membre quelconque de la famille lui mette la main dessus est déjà balayée par le vent qui porte les chansons de ces instruments de musique qu'il n'avait jamais vu. Ils ne viendront pas le chercher ici.

Difficile de décrire le flot de pensées qui traverse la tête du presque cracmol. Il faut que le temps suspende son vol, au moins ce soir, qu'il ait tout le loisir de vivre ces instants magiques. Que les cérémonies de Poudlard paraissent grotesques ! Ces moldus respirent une magie bien différente de tout ce qu'il a connu, une magie à laquelle il peut prendre part. Il ne faut pas qu'il reparte. Contre son coeur, la baguette glissée dans la poche intérieure de sa veste ne paraît plus qu'un vulgaire bout de bois. Il pourrait s'en débararasser dans un caniveau, ou en faire une relique de sa vie passée. Le temps où il était sorcier. Si on s'étonne qu'il ne sache pas faire grand-chose, il prétendra une longue maladie qui l'a coupé du monde. On ne posera pas de questions, par politesse.

Une jolie fille lui prend la main et l'entraîne au milieu des danseurs. Il n'en faut pas plus que Jan se laisse convaincre. Il n'a qu'à les laisser en plan. Eux, les abrutis de Poudlard qui ont vaguement ricané qu'il soit cracmol, la famille qu'il n'est pas certain d'aimer, ce monde magique tout entier, intolérant et arriérés qui s'en prendra aux cracmols sitôt qu'il en aura fini avec les nés moldus. Elle a un sourire ravageur, le genre de sourire sur lequel il aimerait bien écrire des pages. Jan remarque aussi à quel point elle peut avoir les mains douces. Peut-être pourraient-ils rester comme ça indéfiniment. Sa main dans la sienne, au milieu des danseurs. On dirait une poupée, il se pourrait qu'elle s'envole. Et s'il lâche sa main, Jan craint d'être attiré par une force mystérieuse qui le ramènerait illico au monde magique. Mais elle est ici, la magie. Comment les sorciers ont-ils pu passer à côté ? La musique lui emplit l'esprit, prend toute la place sur ses pensées. Ce n'est pas une nuit à penser, c'est un soir à vivre. Ils n'ont qu'à rester ici. Sa main dans la sienne, leurs pieds qui suivent le rythme d'un accordéon au loin. C'est elle qui lui a appris le mot.

Accordéon.

La valse s'arrête, ils se séparent. Elle lui adresse un petit signe, un au revoir, une invitation à danser à nouveau très vite. Mais pas trop vite, elle ne veut pas passer pour une fille facile. Lorsque Jan lui sourit, elle n'est plus en vue. Tant pis. Il s'écarte des nouveaux danseurs, prend le temps de s'asseoir rapidement sur un muret non loin. La tête lui tourne. Il n'y voit plus très clair. Des années d'inquiétudes parentales lui reviennent en tête. A-t-on mis de la drogue dans un des verres qu'il a pris ? Mais non. C'est ridicule. Il est grand, bien capable de se débrouiller seul sans l'aide d'un frère sorti de son chapeau de magicien.

On dirait que même l'air moldu n'a pas la même transparence, la même douceur. Jan aimerait en emplir ses poumons, repartir avec un peu de ce monde sur lui. S'il était capable de dessiner, il aurait au moins fait un croquis de la belle avec qui il a dansé. Il ne l'aperçoit plus dans la foule. A dire vrai, tout devient indistinct, le bruit de la fête devient un martèlement sourd. Il faut qu'il s'éloigne. Jan se lève et comme à son habitude, se déplace de quelques pas élégants. Presque des entrechats. Comme si tous ces rêves, tous ces nuages qu'il a dans la tête lui faisaient prendre juste assez de hauteur pour qu'il glisse sur le sol. Il lui semble qu'on s'était moqué de ça à Poudlard. Quelle importance, maintenant ? Qu'ils croupissent dans leur intolérance, tiens.

« Mara ? »

Il semble que son coeur ait loupé un battement. A moins qu'il se soit retenu de respirer pour ne pas faire partir la fugitive. C'était bien Mara, n'est-ce pas ? Son regard ne quitte plus une longue chevelure blonde emmenée par une robe bleue. C'est elle. Il s'en souvient, maintenant. Mara, c'était un aplat de ciel offert en aparté dans la campagne anglaise. Elle aime cette couleur. Il avait absolument voulu lui offrir des fleurs comme ça lorsqu'ils étaient enfant. Il n'était pas bien sûr qu'elle aime les fleurs, mais on lui avait toujours dit que les femmes adoraient ça. Et puis ils s'étaient disputés avant. Il ne l'a pas revue depuis. Sauf qu'elle est là. Son amour d'enfance se trouve dans la même ville que lui, au même bal. C'est la chance de sa vie. Il bouscule un homme et attrape le bras de la belle qui se retourne brusquement.

Ce n'est pas elle. Jan bredouille des excuses. La magie de la fête s'envole immédiatement. Il n'y a pas de magie du tout dans les parages. Rien dans l'orchestre qui joue trop fort et dont il aperçoit des fausses notes maintenant qu'il tend l'oreille, rien dans ces danseurs prétentieux et fiers de parader dans leurs plus beaux atours, rien dans leurs spectateurs avinés. Pourquoi a-t-il fallu qu'il vienne ici ? Peut-être ses frères s'inquiètent-ils pour lui, puisqu'il est introuvable dans la maison familiale ? Le soir d'été devient glacé. Lorsque Jan se prend le visage dans les mains, il lui semble que sa peau est brûlante. Cette fois, il ne cherchera pas à faire du stop.

Ses mains se resserrent sur l'étui de violon dans lequel il a transporté son balai et qu'il avait caché dans une ruelle. Oh, il doute de voler très droit, mais au moins il n'entendra plus ces moldus. Voler de ses propres ailes est expérience incroyablement décevante. Il pensait pourtant n'en être plus à une déception près, depuis des années de magie cahin-caha. Il faut croire qu'il est encore trop sensible. Désormais, les choses se passeront dans un recoin de son cerveau. En se hâtant un peu, il rentrera avant l'aube et pourra écrire un peu. Les déceptions doivent bien faire d'excellents écrits.