Elle regarda sa montre. Il allait bientôt faire nuit. Elle soupira. À cause de cette retenue, elle s'était trouvée toute la soirée coincée au collège. Une fois de plus. Mais comment expliquer que ce n'était pas sa faute si Billy Cole avait brusquement saigné du nez ? Tout le monde avait cru qu'elle l'avait frappé. Ce n'était pas la première fois que ce genre de choses arrivait. Elles se produisaient sans qu'elle sache vraiment pourquoi, et évidemment, on l'accusait. Et pourtant, elle n'y était pour rien. La semaine dernière, c'avait été le pneu du vélo d'une élève crevé juste après que celle-ci se soit moqué de sa coiffure. Wednesday avait beau réfléchir, elle n'y comprenait rien et de toute manière, personne ne la croyait. Elle avait fini par penser qu'elle était extrêmement maladroite, ce que croyait d'ailleurs toute sa famille. En attendant, elle allait encore avoir des ennuis à cause de son retard. Elle espéra que Tuesday, son frère aîné, l'avait couverte. Avec un peu de chance, ses parents seraient tellement occupés qu'ils n'auraient pas remarqué que leur fille de treize ans n'était toujours pas rentrée à la maison.

Elle remonta l'allée qui menait jusqu'à la demeure familiale quand elle entendit quelqu'un la saluer. « Bonsoir, Wednesday. » Elle soupira intérieurement. Vespasia Blake, la voisine. Une vieille fille, sans doute gâteuse, qui avait toujours vécu là, lui semblait-il. D'aussi loin qu'elle se souvienne, elle ne l'avait jamais vu en compagnie de personne. Pourtant, ces dernières semaines, elle avait semblé lui porter un intérêt tout particulier, ce qui ne plaisait pas vraiment à Wednesday. Néanmoins elle se retourna et s'efforça de se montrer polie. « Bonsoir, Miss Blake. » Elle espérait que celle-ci en resterait là et qu'elle pourrait tranquillement rentrer chez elle, mais c'était mal connaître Vespasia. « Tu n'as pas envie d'entrer, quelques minutes ? » Oubliant d'être polie, l'adolescente prit un air renfrogné et répondit brutalement. « Non, pas vraiment. » Elle pensait que sa voisine prendrait un air offensé. Au lieu de ça, elle éclata de rire puis la fixa de ses yeux brillants de malice. « On peut dire que tu n'as pas ta langue dans ta poche. Tu es sûre ? J'ai pourtant l'impression que tu n'es pas pressée de rentrer chez toi... » Elle écarquilla les yeux de stupeur. Cette vieille chouette était plus perspicace qu'elle ne l'avait imaginé. Elle n'avait pas tort, la jeune fille n'était pas impatiente de recevoir un savon pour avoir une fois de plus écopé d'une retenue. Comme si elle sentait son hésitation, Vespasia acheva de la convaincre par un argument qui ne pouvait que séduire Wednesday. « J'ai fait un gâteau au chocolat, et je n'en viendrai pas sans doute à bout toute seule. » L'adolescente songea au repas sans doute préparé par sa mère dont la spécialité était le surgelé. Elle se sentait faible de céder si facilement, mais il fallait savoir mettre sa fierté de côté. Et puis, Miss Blake n'était tout de même pas une dangereuse criminelle qui enlevait les enfants, n'est-ce pas ? Elle la suivit donc jusque chez elle. Durant toutes ces années, elle n'était encore jamais entrée chez sa voisine. Elle s'était imaginé un intérieur propre et vieillot, comme pour toutes les vieilles dames et elle ne s'était pas trompé, à une chose près : les étagères pièce principale, qui servait de salon et salle à manger, étaient couvertes d'objets étranges qu'elle n'avait jamais vus de sa vie. « Assieds-toi confortablement, je vais chercher le gâteau à la cuisine. » L'adolescente acquiesça d'un signe de tête, mais au lieu de lui obéir, elle entreprit d'examiner ces étagères pendant que sa voisine avait le dos tourné. Ces objets si insolites exerçaient comme une attraction sur elle et sa curiosité en était piquée. Elle jeta un coup d’œil vers la cuisine et vit que Vespasia en avait pour un petit moment, le temps pour elle d'explorer d'autres pièces.

Elle n'alla pas plus loin que le placard, sous les escaliers. Elle l'ouvrit et son excitation atteignit son paroxysme lorsqu'elle vit un vieux coffre à ses pieds. Elle trouva l'interrupteur du placard et se dépêcha d'ouvrir le coffre. En voyant qu'il s'agissait de livres, elle ne put s'empêcher d'éprouver une pointe de déception, mais elle ne s'arrêta pas là. Elle attrapa le premier de la pile et en lut le titre : Guide des métamorphoses au quotidien, ou comment utiliser les métamorphoses pour vivre plus sereinement. En l'ouvrant, elle découvrit diverses manières de changer ses voisins en insectes ou autres choses dégoûtantes, métamorphoser les araignées en ustensiles de cuisine, et tant d'autres choses. Elle aurait dû s'en douter ! Cette vieille pie était une véritable folle furieuse ! Il lui fallait quitter cette maison au plus vite...

« Peut-on savoir ce que tu fais dans le placard ? » Wednesday sentit son sang se glacer. Trop préoccupée par ses découvertes, elles en avait oublié la présence de Vespasia. Elle voulut s'enfuir, et, étrangement, la vieille femme ne l'en empêcha pas, se contentant de la regarder faire. L'adolescente se précipita vers la porte d'entrer, qu'elle fut incapable d'ouvrir. Cette femme l'avait fermée à clef, elle était prise au piège ! Vaincue, elle retourna vers le salon et hurla. « Mais qu'est-ce que vous voulez de moi espèce de vieille folle ? Je vous préviens, mes parents vont s'inquiéter et appeler la police ! ». Vespasia leva les yeux au ciel et s'adressa à elle d'un ton sec. « Calme toi Wednesday, il ne t'arrivera rien. Ça suffit maintenant, assieds-toi tout de suite ! ». L'autorité qui émanait d'elle fit taire l'adolescente. La surprise la rendit plus docile et elle s'assit. Lorsqu'elle vit sa voisine poser le gâteau sur la table et en couper des parts, sa méfiance revint. « Si vous ne comptez pas me faire de mal, alors pourquoi vous avez fermé la porte à clef ? » Vespasia posa une part de gâteau sur l'assiette qui se trouvait face à elle avant de répondre. « Parce que je me doutais que tu aurais envie de t'enfuir. Et je ne voulais pas que tu le fasses avant que nous ayons un peu discuté, toutes les deux. » La jeune fille fut intriguée. Discuter ? Mais discuter de quoi ? Comme si elle avait lu dans ses pensées, sa voisine répondit : « Discuter de ce qui t'arrive, Wednesday. De ce que tu es. Tu n'as jamais remarqué toutes ces choses étranges qui t'arrivent depuis toujours ? Des choses que tu ne comprends pas et que tu ne peux dire à personne. » Comment pouvait-elle le savoir ? Personne ne savait... Elle voulait savoir où cette femme voulait en venir. « Peut-être bien... je ne vois pas bien en quoi ça vous regarde. Par contre, j'aimerais savoir ce que c'était, tous ces bouquins. Vous vous prenez pour une sorcière ou quoi ? » Ce n'était qu'un sarcasme, un simple sarcasme. Mais au lieu de rire ou de lever les yeux au ciel, le visage de Vespasia demeura sérieux. « Oui, j'en suis une. Tout comme toi. » C'était trop pour la jeune fille qui fut prise d'un fou-rire et eut du mal à s'arrêter. C'était sans aucun doute la chose la plus stupide et la plus invraisemblable qu'elle ait jamais entendu de sa vie. Miss Blake n'y croyait pas sérieusement, tout de même ?

Soudain, celle-ci sortit de sa grande poche ce qui devait ressembler à un bâton et prononça des paroles bizarres. L'assiette à dessert décolla alors de la table et vint se placer seule juste devant Wednesday, qui, immobile et blanche comme un linge, ne put prononcer un seul mot. « Je t'ai observée suffisamment longtemps pour voir que tu as également un pouvoir, que tu ne maîtrise pas encore. Je ne pensais pas devoir reprendre l'enseignement un jour, mais si tu le désire, je t'apprendrai ce que je sais. Tu n'auras qu'à venir chez moi tous les jours, après l'école. » L'adolescente se leva, toujours aussi pâle. « Vous êtes folle... vous êtes complètement folle... je ne veux rien avoir à faire avec vous... ni avec votre magie... » Sur ces mots, elle se dirigea une nouvelle fois vers la porte d'entrée. Vespasia jeta un nouveau sort et celle-ci s'ouvrit. « A ta guise. Si tu veux revenir un jour, la porte sera grande ouverte. » Mais Wednesday ne l'entendait pas de cette oreille et s'enfuit aussi vite qu'elle le put, avec l'intention de ne jamais revenir. Bien sûr, elle sous-estimait en cet instant la puissance de sa curiosité.

Ainsi se déroula sa première confrontation à la magie, qui changea sa vie à jamais.